Retour en enfance
Cela vient peut-être du collège, de cet âge où je coloriais les jours de la semaine sur mon agenda : le bleu pour le lundi, le vert pour le mardi… le vert d’ailleurs, associé au menu brochette – frites de la cantine. Pourquoi pas ? Comme on associerait facilement le cabillaud ou la ratatouille au vendredi. Le bleu du vendredi aussi. D’ailleurs en y repensant le lundi était plutôt gris, mais c’est une triste teinte, non ?
Alors oui, cela vient peut-être du collège, voire même de l’école primaire. Les mots ont des couleurs ! Évidemment j’ai bien conscience que je suis certainement le seul à penser ça, à voir cela. Rien que le mot « mot » est teinté de blanc et de bleu. Bicolore. Existe-t-il des règles ? Les couleurs influencent, bien sûr, le vert du poivron sur la brochette ? Mais pas toujours, car la neige est mentalement un mélange de blanc et de rose. Toute ma jeunesse, j’ai entendu dire que les gens étaient soit « visuels », soit « auditifs », et qu’il fallait absolument le savoir pour mieux apprendre, mieux retenir. Tout partait d’une bonne intention finalement, les enseignants nous donnaient leurs « petits trucs ».
Je n’ai jamais su si j’étais l’un ou l’autre. Peut-on être musicien et « visuel » ? Combien de fois ai-je entendu « tu as une bonne oreille, tu dois avoir des facilités pour apprendre les langues » ? Comme s’il suffisait d’avoir une bonne ouïe pour parler italien ou chinois. Comme si toutes les personnes qui chantent faux étaient incapables d’apprendre rapidement cinq langues. C’est vrai que les mots ont des couleurs dans ma tête, depuis mon enfance.
Auraient-ils pu avoir des sons, des notes ? Est-ce que quelqu’un sur Terre, en s’imaginant un mot, entend un bruit, même à peine perceptible ? Je l’ignore. Si je ne trouve pas « ma case », si je n’arrive pas à me situer dans cette dualité, c’est que je suis sûrement « kinesthésique ». Peut-on apprendre en étant ce truc-là ? Retenir un mot parce qu’on l’entend, ou parce que le visualise, c’est compréhensible… mais peut-il avoir une matière, un toucher, un grain particulier ? Je ne crois pas. Pas dans un état normal en tout cas !
Mémoires… ou mémoire ?
Pendant des années, j’ai cru que je n’avais pas une bonne mémoire. Je voyais certains de mes amis retenir des faits incroyables, être en mesure de me citer les rois carolingiens appris quatre ans auparavant dans un cours d’histoire. L’un d’eux, le plus brillant, pouvait même finir le « Trivial Pursuit » à lui tout seul dès qu’il avait les dés en mains. Comment fonctionne la mémoire, peut-on l’améliorer, que faut-il faire pour la développer ? Avons-nous un bagage génétique ? J’ai dû entendre des milliers de fois certaines chansons, parce que je les aime bien, ou parce que je n’ai pas eu le choix. Aujourd’hui encore, je suis bien incapable d’en retenir les paroles. Auditif, certainement pas du coup… mais je ne fais pas mieux en lisant les paroles. Auditif, certainement pas, même si mon oreille quasi parfaite me permet de jouer n’importe quelle musique entendue, ou de m’en souvenir plusieurs années après.
Paradoxe certain. Comme si mon cerveau sélectionnait ce qu’il avait envie d’entendre, d’écouter. Finalement, nous avons le choix, bien plus que nous le croyons. Tout est une question d’attention. Où porter ses regards intérieurs ? Pendant combien de temps ? Sur la mélodie, sur les mots, sur la basse, le rythme ? Je suis prêt à parier que si je vous fais écouter la basse d’une chanson que vous adorez, juste la basse, vous ne la reconnaîtrez peut-être pas. Alors, j’ai au moins la mémoire musicale. Elle sert peu à l’école, et quand bien même on me ferait chanter sur un air que j’aime bien une leçon de sciences de la vie, pas sûr que mon cerveau l’écoute vraiment. Peut-être serait-il concentré sur une harmonie invisible, sur des contre-chants suggérés.
Mélodie intérieure
Comment travaille-t-on son oreille musicale ? Le cerveau a-t-il cette capacité de retenir les tons et demi-tons, les écarts entre chaque note, d’abord entre do et ré, do et mi, do et fa, j’en passe, puis ré et mi, mi et fa, etc. ? Sait-il stocker tout cela pour pouvoir reproduire en une fraction de seconde une mélodie nouvelle, pour jouer ce nouveau morceau à la mode alors que la partition n’existe pas ? Jouer la mélodie bien sûr, mais aussi les accords. Peut-on apprendre, à l’oreille, à identifier majeur et mineur, quarte ou quinte, est-ce que ça peut devenir naturel ? Instinctif ?
Et si finalement la musique se travaillait aussi visuellement ? Et si le cerveau pouvait associer l’image du do et du mi joués en même temps sur un piano, et en imprimer mentalement le son ? C’est bien comme ça que j’ai appris la musique. Je vois des notes, elles sont associées à des sons. Et quand ça va vite, trop vite, le processus doit être à un niveau plus inconscient. Je pourrais donc envisager d’apprendre scolairement des tonnes de données en lisant, et en m’écoutant lire. Le son et le visuel, c’est ça qu’on apprend à l’école, non ?
Sauf qu’a priori, ça ne suffit pas non plus. Je n’ai jamais su le faire, peut-être parce que je n’ai jamais aimé ma voix, ou parce qu’on ne m’a pas appris à l’aimer. Quant à la voix de l’enseignant, quand on est un élève modeste, on ne l’apprécie pas forcément non plus. Parfois, elle est même stressante. Pour certains élèves, il faudrait donc apprendre les leçons avec une voix imaginaire, qui compte, qui marque, qui s’ancre. Est-ce possible ? N’avez-vous jamais remarqué à quel point les plus grands pédagogues (ton ironique, je parle de ceux qui le font croire…), les plus grands donneurs de leçons dans la vie étaient ceux qui n’ont jamais eu aucun mal à réussir ? Ils proposent des solutions miraculeuses parce qu’ils ont cru à un moment être en difficulté, parce qu’ils ont douté.
De temps en temps, on accorde de l’intérêt aux autodidactes, qui ne sont écoutés que parce qu’ils ont su justifier qu’avec telle ou telle méthodologie ils ont réussi à vaincre, à dépasser, surmonter. Le plus souvent, leurs exemples sont accompagnés de faits critiquables scientifiquement. « Peu importe », diront certains, pourvu que cela fonctionne. Comme quoi, dans notre société, on sait aussi parfois accorder davantage d’intérêt à une méthode qu’à sa finalité, à la manière plutôt qu’au résultat.
Ces grands donneurs de leçons vous diront que c’est le chemin qui compte, citations à l’appui. D’ailleurs, quand on se permet de vendre et de promouvoir une méthode géniale, le fait-on vraiment pour le chemin ou pour la finalité (argent, reconnaissance…) ? Et si nous cessions de vouloir tout théoriser ? De vouloir remplir des cases et des colonnes ? De vouloir cocher absolument ? Notre cerveau nous piège en permanence, et quand nous croyons prendre du recul par rapport à une règle, on crée une autre règle. Cessons de croire qu’il existe des « visuels » et des « auditifs », arrêtons de dire aux enfants que pour retenir une leçon il faut écouter en cours, absolument. Je ne sais pas d’où sortent les statistiques qui disent que la présence dans la classe améliorera grandement la note du contrôle final.
Les premières leçons de vie ?
C’est bien là tout le problème, toute la complexité du monde enseignant, mais pas uniquement. On pourrait citer aussi le monde de l’entraînement sportif. Ceux qui utilisent toujours les mêmes modèles sont critiqués par ceux qui disent que le corps a sans cesse besoin de nouveauté. Et ceux qui apportent toujours de la nouveauté sont critiqués par ceux qui reconnaissent certaines statistiques communes à tous les humains. C’est comme si, en permanence, on oscillait entre les recettes miracles et leur contraire, sans juste milieu. Comme si nous avions deux modes de fonctionnement totalement opposés, s’exprimant plus ou moins en fonction de la situation. Je crois qu’avant tout notre cerveau est visuel, comme il est auditif, ou autre. C’est un tout.
Aujourd’hui on sait que dans certaines aires du cerveau nous créons de nouveaux neurones, alors que depuis notre enfance on nous dit exactement le contraire. Et même si effectivement les pertes sont nombreuses, on pourrait aussi nous dire qu’elles sont vitales, que si nous gardions tous ces neurones nous aurions de grandes difficultés à apprendre, à ressentir, à nous adapter. La mémoire n’est donc pas visuelle ou auditive, elle est surtout efficace quand on couple différentes modalités, y compris quand on la mêle à des émotions ou des sensations.
Avec du recul, c’est comme ça que j’ai appris la musique, que mon oreille s’est développée : parce que les mélodies provoquaient en moi des réactions physiques, hormonales. Et ça, les langues vivantes ne me l’ont jamais fait, si ce n’est exactement le contraire, des sensations de gêne, de honte. Du négatif sur de l’apprentissage, voilà un bon cocktail pour ne rien mémoriser ! Serais-je en mesure, pour mieux mémoriser, de coupler des données à des émotions ?
L’importance du sens dans l’apprentissage
Un mot est fait pour être entendu, on apprend d’ailleurs à parler avant d’écrire. Chez moi, ils ont des couleurs, et ces couleurs influencent probablement « ma » communication au sens large, même d’une manière inconsciente, ou plutôt non consciente. Aujourd’hui, je reste persuadé que l’apprentissage n’est efficace que si on donne du sens à ce qu’on fait. Apprendre un instrument sans savoir pourquoi, sans ressentir pourquoi, c’est presque voué à l’échec. Comme pour apprendre une langue, ou les mathématiques. Peu importe le sens d’ailleurs, s’il est avouable ou non, si c’est pour « faire bien », « par plaisir », ou autre. En fait, dès notre entrée à l’école, on nous demande de mémoriser, d’apprendre, sans savoir comment apprendre, comment mémoriser.
Pire encore, on nous donne des méthodes qui permettent à ceux qui réussissent de mieux réussir, et à ceux qui n’y parviennent pas de douter davantage. Se servir de son cerveau, savoir le prendre à contrepied parfois, jouer mentalement, utiliser les bonnes métaphores, qui peut nous l’apprendre ? Qui peut avoir ce temps-là ? Nos enseignants, nos parents ? Bien sûr, on apprend toujours de ses réussites et de ses ratés, la vie nous apprend en permanence, et on peut lui faire confiance. Je ne sais pas si j’aurai la meilleure place pour apprendre à ma fille à mieux se servir de son cerveau, parce qu’elle ne l’acceptera peut-être pas. Mais ce qui est certain, c’est que c’est aujourd’hui mon métier. Préparer des sportifs, des artistes, non seulement à performer, mais surtout à comprendre les mécanismes de l’épanouissement.
Ce qui vous attend dans les articles de cette catégorie
Les articles de cette catégorie, en aucun cas, sont une compilation de « trucs », de « recettes miracles ». C’est un témoignage sur le fonctionnement de notre cerveau, parfois de notre corps. Si nous avons des comportements parfois totalement opposés, il est bon de les identifier, et de se placer où on le souhaite pour progresser, avancer. D’avoir la main sur tout ça. J’ai la chance de travailler avec des sportifs de haut niveau, et en toute honnêteté je suis convaincu que c’est souvent bien plus simple qu’avec des sportifs amateurs, parce qu’ils sont vraiment exceptionnellement entraînés et voués à leur discipline !
Ce qui rend la préparation complexe, c’est l’enjeu, la pression du résultat, mais au final je m’en détache assez facilement. Pourquoi se mettre plus de pression pour un sportif de haut niveau ? Les sportifs amateurs aussi ont leur pression à eux. D’ailleurs, si je reviens à la thématique scolaire, on valorise souvent en entreprise les sportifs de haut niveau, parce qu’ils ont su gérer les échecs. On les invite en conférence, on les sollicite, on les aime, car ils ont su rebondir. En fait, bizarrement, on ne fait pas ça avec tous des élèves qui ont redoublé et qui ont eux aussi dû gérer cela… comme quoi, tout est une question de perception.
J’entraîne, je prépare physiquement et mentalement des sportifs. À chaque fois, l’expérience est humainement passionnante. J’aimerais dans ces articles illustrer la théorie que nous lisons dans les ouvrages. Je suis de toute façon bien incapable de théoriser quoi que ce soit. Les mots ont des couleurs… si j’avais été mon préparateur mental à une époque, je m’en serais servi, sans trop chercher à comprendre le pourquoi du comment ! Voici donc des anecdotes, des constats, des prises de recul, des expériences. Elles ne sont pas toujours validées scientifiquement. Tout ce qui est écrit ici est vrai, même si j’ai pris la liberté de modifier quelques prénoms. Notre cerveau est prodigieux ! J’espère vous transmettre un peu de ma passion corticale.